« L’Irlande rompt
catégoriquement
avec des siècles de prohibition de l’avortement »,
c’est un des titres par lesquels Le Monde relatait
le vote du 25 mai 2018 sur la légalisation de l’avortement.
avec des siècles de prohibition de l’avortement »,
c’est un des titres par lesquels Le Monde relatait
le vote du 25 mai 2018 sur la légalisation de l’avortement.
Que 2/3 des voix irlandaises, et parmi elles celles de nombreux
catholiques, se soient portées vers l’ouverture ne doit pas être considéré
comme une défaite, c’est au contraire un signe incitatif pour l’ensemble de
l’Église. Ce n’est pas une condamnation de toute morale chrétienne sur la
sexualité et la reproduction, c’est au contraire une invitation à redéfinir
comment le respect de la personne humaine peut et doit s’exprimer au mieux tout au long
du processus de reproduction. Et quel accompagnement la communauté chrétienne
pourrait offrir à celles et ceux qui tiennent compte de sa parole.
Dès le début de
Louvain-la-Neuve
Il y a 50 ans, j’avais beaucoup travaillé ce sujet et déjà
dans les années pionnières de Louvain-la-Neuve, l’attitude envers l’IVG dont la
pratique se répandait, avait déjà été sujet de confrontation entre chrétiens de
la ville nouvelle.
Pour les uns c’était clair. Dès la pénétration d’un
spermatozoïde dans un ovocyte féminin, il y avait automatiquement un nouvel être humain, tout aussi sacré « dès
le premier instant de son existence » que sur son lit de mort. Et Dieu lui
donnait une âme immortelle qui abandonnerait un jour ce corps pour rejoindre le
Ciel « dans l’attente de la résurrection ». Toute entrave au
déroulement du programme de vie de cet être était un crime, condamné par
une extension hasardeuse du commandement du « tu ne tueras pas », et passible dans
certains pays des Cours d’Assises. Dans l’histoire récente de l’Église elle
entrainait une excommunication automatique. Selon cette conception le blocage
d’une masse de 8 cellules était aussi grave qu’un assassinat.
Pour d’autres chrétiens, la mise au monde d’une nouvelle
personne humaine se faisait au cours d’une longue « émergence » dans laquelle la reconnaissance, l’accueil au nom
des humains par un couple, ou parfois seulement par la mère, jouait un rôle
essentiel.
Dans les articles de presse qui ont encadré ces jours-ci la
réflexion sur le vote irlandais, j’ai retrouvé les mêmes oppositions qu’il y a
50 ans. Des Oui et des Non sur deux pages de La Libre Belgique, entre une
enseignante de l’UCL et un jésuite rappelant une doctrine intangible.
C’est
pourquoi j’ai voulu, dans un petit texte, rappeler ma position d’il y un
demi-siècle. À cause de la lenteur de l’évolution de l’Église, elle reste
d’actualité.
Mon intervention dans
la thématique Biologie et Morale
Pourquoi autour de 1970 avais-je, pour répondre à de
nombreuses demandes, écrit plusieurs articles sur le thème général
« Biologie et Morale » ? À l’époque on utilisait peu le terme bioéthique et une morale attachée au sens des valeurs me stimulait davantage.
D’abord parce que c’était ma compétence et mon métier, et
aussi parce qu’exercer une liberté de
parole équilibrée et cohérente est le principal défi de ma vie. Ma
compétence. Un doctorat en Sciences biologiques avec une thèse sur la
neurophysiologie de la reproduction. Un baccalauréat en Philosophie avec une
passion particulière pour la philo des sciences où j’ai reçu les premiers cours
de Jean Ladrière. L’équivalent de deux cycles en Théologie. Et les quelques
cours et stages de Pédagogie menant à l’agrégation louvaniste.
Mon métier. La recherche et l’enseignement en Physiologie
animale (sauf erreur j’ai donné le premier cours de Neurosciences à la Faculté
des Sciences à LLN). Parallèlement j’ai fait partie, en 1970, de l’équipe
pastorale, laïcs et prêtres, de la Paroisse Universitaire-Communion de Louvain.
Une paroisse qui voulait ouvrir des pistes pour l’Église universelle sur
l’égalité des femmes et des hommes dans l’Église, la justice dans le monde, le
dialogue entre sciences et convictions...
Enfin, au sein de l’asbl Centre Galilée, j’animais depuis
1965 un travail de « partage des savoirs » sur les grandes questions
posées par les avancées scientifiques et technologiques des années 60 et 70.
Une lente émergence
avec des seuils significatifs différents pour chacun.
En 1970, afin de préparer le nouveau cours de Physiologie
Animale que je partageais avec mon collègue Fernand Baguet, issu comme moi de
l’écurie FNRS, j’avais tenté un large état des lieux de la Physiologie du
comportement de reproduction. J’avais lu avec attention les passages d’articles
et de livres décrivant et commentant le processus de la reproduction humaine. Surprise !
dans la littérature scientifique beaucoup d'auteurs mettaient en évidence un seuil
important pour elles dans l’émergence d’une personne humaine. Pour Jacques Monod, célèbre
pour sa leçon inaugurale au Collège de France en 1967 et ensuite son livre sur
« Le Hasard et la Nécessité » en 1970 (j'ai été invité à la RTB pour parler personnellement avec lui), la mise en route de cellules nerveuses
était essentielle car son être humain était un être de connaissance. D’autres
considéraient comme seuils cruciaux l’implantation dans l’utérus, le battement
de cœur, le mouvement perçu par la mère, la fixation du sexe, la ressemblance
avec un visage d’enfant, la fin du gros œuvre pour les organes… Pour marquer
des étapes dans la lente émergence de l’individu chacun privilégiait comme
seuil critique un aspect biologique objectif correspondant à sa vision
personnelle de l’homme.
Convergence : la période de 12 à 14 semaines était
souvent considérée comme une période cruciale.
Pourquoi chercher un
début précis ?
Pourquoi, alors que la biologie décrit le plus souvent une
lente émergence, vouloir fixer un début précis à l’individu voire à la personne
humaine ?
Est-ce dû à la conception d’une âme liée pour un temps à tout
individu humain et s’en échappant au moment de la mort ? Rappelons-nous
cette légende du peseur d’âme,
tentant de vérifier ce départ avec une balance très sensible.
Faute de pouvoir déterminer le moment exact de la mort (la
mort ne se définit-elle pas par l’irréversibilité
toujours imprécise ?) on a cherché le moment clair du début. Et
lorsqu’en 1875 on découvrit la fécondation animale chez l’Oursin, on a cru
toucher un point de départ précis : l’entrée d’un élément masculin dans
une cellule d’origine féminine, et leur fusion. Le développement des
connaissances sur le rôle des chromosomes avait permis d’enrichir la vision
d’un programme qui allait se
dérouler. Intervenir dans ce déroulement c’était s’opposer à un Dieu programmeur,
et tout le monde sait qu’il est risqué de toucher aux programmes d’un autre.
Mais une connaissance plus fine de l’embryologie allait
tempérer la présentation. Les patrimoines venant du père et de la mère ne
travaillent pas de concert dès leur introduction dans l’ovule. Ils restent
indépendants un certain temps. Et surtout il n’est pas certain qu’ils ne soient
à l’origine que d’un seul individu. Classiquement l’ovule fécondé se clive en 2
au jour 1, en 4 au jour 2, en 6-8 au jour 2, et prend ensuite une forme de
framboise ou de mûre (morula) dont comme pour le fruit les globules peuvent se
détacher et parfois se réaccoler. Chaque globule ou groupe de globules se
touchant peut donner dans la suite un individu humain, ce qui est à l’origine
des « jumeaux vrais ». Des séparations incomplètes produisent parfois
des enfants siamois.
La reproduction
asexuée existe donc dans l’espèce humaine. Et donc avant la fin de cette
période d’environ 6 jours on ne peut
pas parler d’individu (non divisible) puisque des divisions peuvent se
produire. Jusqu’au stade morula, de 16 cellules et plus, on est devant une
communauté d’organismes humains potentiels, chacun totipotent, qualité qu’ils perdront sans délai.
La fin de cet épisode est à peu près contemporaine de
l’implantation dans l’utérus maternel. Implantation à haut risque d’avortement spontané. Dans les années
60 l’auteur, Arthur Hertig, que j’avais consulté pour la rédaction de mon cours
à l’UCL estimait plus de la moitié des ovules fécondés n’aboutissait jamais à
un enfant vivant, souvent dû à l'échec de l'implantation dans l'utérus. À l’époque contemporaine cette proportion est évidemment très
dépendante de l’accompagnement médical comme du comportement de la mère. Mais
l’image de fécondation qui aboutirait le plus souvent à une naissance est à
oublier.
Des auteurs comme Roger Troisfontaines avaient abordé comme
théologiens catholiques la question des embryons et fœtus jamais nés. Les embryons
et fœtus jamais nés seraient confrontés à un choix définitif pour ou contre le
Dieu amour. Évidemment cela troublerait sans doute l’imaginaire de concevoir un
ciel dans lequel la majorité des âmes humaines seraient celles d’embryons et
fœtus jamais nés.
Vie, vivant, individu,
personne
Ces termes sont parfois utilisés de façon équivalente, des
groupes s’appellent « Jeunes pour la vie » ? Mais la vie est un
fait, c’est une propriété particulière de la matière. Des vivants, des
organismes vivants jouissent de cette vie dans une extraordinaire biodiversité
génétique et écologique. Un individu vivant est un organisme d’une communauté
de vie.
Pour moi, depuis 50 ans, la personne humaine, n’appartient pas au vocabulaire de la biologie.
Lorsqu’on m’a sommé de répondre : Un embryon « est-il une personne
humaine, biologiste répondez par oui ou par non ? », j’ai toujours
refusé une réaction sommaire. Un biologiste peut décrire une évolution, indiquer
des caractéristiques d’une étape, inventorier des techniques pour influencer le
développement ou son interruption… le mystère de la personne humaine lui
échappe.
Une personne humaine ne se révèle-t-elle pas par la rencontre
entre une entité biologique arrivée
à un stade de développement significatif, et l’expression d’un accueil par un
couple, ou, en cas de désaccord, par la femme.
La maladie de Tay-Sachs
ou idiotie amaurotique familiale. Un exemple éclairant
Dans sa forme infantile c’est une maladie gravissime
conduisant le plus suivant à une mort rapide de l’enfant après quelques
dizaines de mois de grande souffrance, accompagnant de troubles nerveux et
moteurs. La mort peut intervenir par étouffement. Certaines populations de
Juifs ashkénazes peuvent comporter 1 porteur sur 30 pour cette maladie
autosomique récessive. Des parents qui ont vécu pour un bébé cette expérience
difficile et qui savent qu’une nouvelle naissance aurait une (mal)chance sur 4
de provoquer la même maladie se résignent à ne pas avoir de nouvel enfant. La
biomédecine proposait alors d’engager une nouvelle grossesse tout en vérifiant par
une ponction amniotique la non présence de la maladie. Les parents réservaient
jusqu’au moment du diagnostic la reconnaissance pleine de leur futur enfant. Je
faisais remarquer il y a 45 ans que cette technique avait permis des naissances
que les parents n’auraient jamais risquées. L’avortement au service d’un nouvel
être. Heureusement depuis quelques années le diagnostic préimplantatoire a
permis de réaliser, pour de nombreuses maladies, des analyses avant même
l’implantation dans l’utérus.
Le mieux possible et le
moindre mal
Dans notre univers il est difficile de faire des choix aux
conséquences parfaites en toute chose. Il y a une morale du mieux possible et une morale du moindre mal. Et le non choix est
souvent la pire des options. Face à des enfants nés très prématurément les
parents et les équipes médicales sont souvent confrontés au risque d’une vie
avec de lourds handicaps mentaux. Et il y a un moment où il faut faire sans
long délai le choix de mettre en œuvre tous les moyens techniques pour assurer
une existence la plus favorable possible, ou de se concentrer sur des soins de
confort et une fin de vie assumée. Ce qu’il a de commun à ces deux options
c’est un accompagnement de haute
qualité dans lequel la souffrance du petit être n’est pas oubliée et où les
parents peuvent concentrer tout ce qu’ils voulaient offrir d’amour.
Biologie et morale. La
biologie ne dicte pas la morale
Il y a 50 ans nous vivions encore dans un monde où l’on
condamnait ce qui était « contre nature » : l’attirance vers des
personnes du même sexe, une relation sexuelle non tournée vers la reproduction,
la prétention des femmes à occuper des postes traditionnellement réservés aux
hommes, … On s’est aperçu que souvent la « nature » abritait
largement des comportements dits non naturels comme l’homosexualité.
Non, la biologie ne dicte pas de normes morales. L’être
humain est un être libre dont l’instance ultime est la conscience, la
conscience éclairée.
J’invite l’Église à la tradition de laquelle j’appartiens à
ne plus se bloquer sur le moment de la fécondation et à ouvrir sa réflexion sur
l’accompagnement de tout le processus d’émergence d’un nouvel individu et de
son intégration comme personne humaine.
Paul Thielen
Ce texte est écrit à
partir de mon expérience de neurobiologiste confronté aux relations entre les
sciences et nos sociétés en évolution, pas en fonction des responsabilités que
j’ai exercées dans la ville de Louvain-la-Neuve. Mais ce texte tente aussi de
retrouver comme mémorialiste les conflits de pensées du temps des pionniers.
Les commentaires sont librement ouverts. J'essaierai d'y répondre sans délai